REVENDIQUER, SUBIR OU S'EN SORTIR

Maria, Sophie et les autres… Pour elles, pas de pause, pas de congés, pas de syndicat. Mais des geôliers.


Le jour se lève quand les travestis quittent, avec force éclats de rire, les fourrés denses du bois de Boulogne. Le mascara a coulé sur leurs visages outrancièrement maquillés. Il est 6 heures. Les premiers joggeurs, un brin étonnés, croisent ces créatures de la nuit. Quelques dizaines de minutes plus tard, toutes ont disparu. Les allées du bois sont maintenant paisibles. Un homme promène son chien en laisse, un enfant pédale avec entrain sur un tricycle devant ses parents mal réveillés. Peu à peu, les promeneurs affluent. Personne ne croyait au retour de l’été, mais, ce samedi 21 septembre, le soleil est éclatant. Il n’en fallait pas davantage pour attirer les flâneurs. Et puis, soudain, peu avant 10 heures, l’ambiance commence à changer. Des voitures s’arrêtent au bord des avenues. Brièvement, juste le temps de laisser descendre quelques grappes de filles parmi les passants surpris. Ce sont les souteneurs originaires des pays de l’Est qui, tous les matins, déposent leur cheptel. A mesure que la journée avance, les filles sont de plus en plus nombreuses. Dans l’après-midi, on les comptera par dizaines.

Elle a attendu six ans pour porter plainte contre son souteneur. « J’étais amoureuse », explique Maria, 27 ans. Elle espérait retourner en Roumanie, retrouver sa fi lle de 9 ans. Aujourd’hui, elle est écoeurée par le souvenir de ces nuits douloureuses. Certains soirs avec plusieurs hommes en même temps, 40 euros la fellation, 50 euros l’amour, de 20 heures à 6 heures du matin. « Mon compagnon prenait toute la recette, de 150 à 200 euros par nuit. Et si elle n’était pas suf sante, il devenait très violent. Il m’a cassé plusieurs dents. »

A 17 heures, sous les frondaisons, l’agitation évoque celle d’une fourmilière. Des sportifs qui s’entraînent, des familles avec poussettes, des bandes de cyclistes, des gosses excités, des amoureux enlacés. Les petits trains, chargés de gamins criards, affichent complet, comme les cages métalliques du parc à jeux. Chaussée de la Muette, on trottine, on pédale, on court... Les prostituées sont au milieu de ce tableau bucolique. On pourrait aisément les confondre avec des lycéennes traînant à la sortie du bahut. Assises dans l’herbe ou sur des bancs, ces « copines » bavardent en groupe comme des adolescentes ordinaires. En jeans, tee-shirt et baskets, elles ne sont pas ouvertement aguicheuses, ni même affriolantes. Elles ont l’âge des premières amours, mais l’une d’elles est déjà enceinte. Certaines se trémoussent pour avoir l’air heureuses et normales. En réalité, ces gamines n’ont rien d’innocent. Ce ne sont pas des cahiers que contiennent leurs sacs à main, mais leurs « outils de travail » : des lingettes nettoyantes, des bouteilles d’eau et des préservatifs. Tous les jours elles tapinent. Les regards qu’elles jettent aux hommes, conducteurs et piétons, sont insistants et univoques. Vides, mais convaincants : rares le matin, les clients pullulent en fin de journée. Des jeunes et des vieux, des sportifs en survêtement et des hommes d’affaires en costard- cravate, des célibataires et des hommes mariés...


ON POURRAIT AISÉMENT LES CONFONDRE AVEC DES LYCÉENNES TRAÎNANT À LA SORTIE DU BAHUT


La soixantaine, silhouette grasse, joues rouges, lunettes de vue vissées sur le nez, un amateur de chair fraîche s’arrête à 18 h 30 devant une jeune fille. Il discute avec elle pendant quelques secondes. Il pourrait être son grand-père, mais, de toute évidence, la différence d’âge ne le choque pas ; au contraire, probablement l’émoustille-t-elle. Après s’être entendus sur le montant de la passe, il lui emboîte le pas et s’enfonce avec elle dans la forêt, à une dizaine de mètres de la route, comme un prédateur attirerait une proie dans son antre. Clairsemé, le bois abrite sans discrétion le coït tarifé du vieux jouisseur et de la jeune prostituée. Les voyeurs, qui connaissent par coeur le moindre taillis, peuvent se régaler. Puis le bonhomme repart, repu, satisfait. Sa conscience est en paix, puisqu’il a payé. Pour les filles, c’est toujours la même scène qui, tous les quarts d’heure, se répète inlassablement. Elles doivent enchaîner les passes jusqu’à 20 heures, parfois 21 heures. Dans le métier qu’elles pratiquent, souvent sous la contrainte, il n’y a pas d’horaires ni de pauses. Aucune journée de congé, aucun syndicat pour défendre leurs intérêts ou leur dignité. Des geôliers les surveillent, minables et redoutables voyous à la solde des maquereaux, dont ils sont les hommes de main.Attablés à la buvette la plus proche ou assis à l’ombre d’un arbre, jeunes, patibulaires, mal fagotés, un sac de sport posé à leurs pieds, ils se tiennent toujours prêts à intervenir ou, selon les circonstances, à corriger. Plus loin, sur l’allée de Longchamp, on retrouve d’autres gaillards de la même espèce. Ils quadrillent tous les secteurs, contaminés de façon identique par les réseaux de prostitution. Ceux de l’Est, en majorité roumains, partagent ce marché du sexe bas de gamme avec les protecteurs des Africaines et des transsexuelles sud- américaines ou maghrébines. En tout, deux cents prostituées, postées jour et nuit. Pour la plupart, des esclaves sexuelles. Il a fallu beaucoup de courage à Maria, 27 ans, pour s’enfuir des griffes de son proxénète. Quand elle ne ramenait pas assez d’argent, il la tabassait.

A 28 ans, Amandine prend trois rendez-vous par jour, à domicile, au tarif de 300 euros l’heure, 1 800 la nuit. « Je freine les week-ends, car on m’a dit que c’est un métier qui abîme. » Quand elle travaille, une amie s’occupe de sa fi lle de 6 ans, élève dans une école catholique. « Me sentir désirée au point que l’on me paie m’excite. Si mes clients devaient être inquiétés, je dirai que ce sont mes petits amis. » Tout ça ne l’empêche pas de rêver au prince charmant. « Parmi tous ces amoureux, il y en a bien un qui m’arrachera à cette vie. »

« Ce n’est pas ça, l’amour », dit-elle. Il y a quelques mois, elle était encore sur le trottoir. Aujourd’hui, elle regrette d’avoir attendu six longues années pour s’échapper. Elle s’est résolue à porter plainte avec l’appui d’Equipes d’action contre le proxénétisme (EACP), présidées par Elda Carly. Une association forte de bénévoles, qui soutient des victimes « à bout et décidées à s’en sortir ». Comme Maria, qui fait tout pour récupérer son enfant et mener enf n une vie normale. Et qui s’imagine un futur heureux, avec un emploi « dans le médical ou l’hôtellerie ». Porte Dauphine, en bordure du bois de Boulogne, à 500 mètres de la rue de la Muette, la nuit restera glauque jusqu’à l’aube, comme toutes les autres nuits. Et l’avenir toujours aussi sombre pour les prostituées du quartier. Au rond-point, des voitures ralentissent devant une jeune femme d’origine africaine, debout à l’arrêt du bus, près de la sortie du métro. Elancée, cheveux teints en blond, remontés en queue de cheval, manteau couleur camel et bottes de cuir marron, elle est à la fois sexy et élégante.


NOURA : « JE CRAINS LA PÉNALISATION DES CLIENTS. JE NE VEUX PAS PERDRE MON TRAVAIL »


Une berline stoppe à son niveau, ne tarde pas à l’embarquer. A 22 heures, il reste six professionnelles sur la très chic avenue Foch. Quand elles lèvent un client, elles l’accompagnent chez lui ou dans un hôtel de luxe. Noura est l’une d’elles. Mère de famille timide, la trentaine, « indépendante » depuis dix ans, elle se prostitue « tous les soirs de 22 heures à 1 heure du matin », pour environ 150 euros de l’heure. « Ce n’est pas un choix, explique-t-elle, mais une obligation pour nourrir mes deux gosses, payer mon loyer et mes factures. » Noura porte un collier en or, offert par un client qu’elle apprécie malgré tout. Menue, fragile, peau hâlée, yeux rieurs, elle est émue d’évoquer son métier. Honteuse, surtout. « La première fois, se souvient-elle, j’ai pleuré. Maintenant, j’ai pris l’habitude. Mais je me sens toujours aussi salie, toujours aussi souillée. » La jeune maman a essayé de changer de vie. En vain : « J’étais femme de ménage, mais je ne m’en sortais pas. Je suis retournée à la rue. »

[FONT=Arial]Puis elle ajoute : « Ce que je crains le plus, c’est la pénalisation des clients. Car je ne veux pas perdre mon travail... » Une page se tourne dans l’histoire de la prostitution. Les péripatéticiennes d’antan, qui arpentaient le macadam, appartiennent à une époque révolue. Vers 2 heures du matin, entre le bois et l’avenue Foch, Sophie partage les angoisses de Noura. Après quatre décennies de tapin, cette dame accorte, au caractère bien trempé, n’imagine pas prendre une retraite qu’elle aurait, pourtant, méritée. Elle ne peut pas se le permettre. « Déjà, fulmine-t-elle, pessimiste, la crise nous a fait du tort. Il y a une quinzaine d’années, je gagnais 2 000 à 3 000 francs par soirée. Hier, entre 23 heures et 4 heures du matin, j’ai fait 20 euros... Ensuite, il y a eu les réseaux de Roumaines, des dizaines de filles jeunes et pas chères. Enfin, cette loi ! Si elle passe, les hommes mariés qui viennent me voir quand leurs femmes partent un mois en vacances risquent d’être arrêtés, fichés et d’écoper d’une amende ou de six mois de prison. Ils ne reviendront plus, et la prostitution de rue va disparaître... » Ses passes ont diminué. Ce samedi soir, elle n’a eu aucun client. Pas un euro de recette. « Seules les filles sur Internet vont continuer à travailler, estime Sophie, car les hommes sont protégés. Elles et les filles exploitées de l’Est. Pour nous, la fin est proche. »

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