LE MONDE | 15.02.2014 à 09h24 • Mis à jour le 15.02.2014 à 10h58 |
Par Matteo Maillard (Le Monde académie, Genève, envoyé spécial)


Elle est venue à contrecoeur. Une boule au ventre et les joues brûlantes. Tout le corps noué par la peur de l'inconnu, mais bien décidée à faire « ce qu'on nous empêche de faire là-bas ». Les douaniers ont jaugé son passeport, l'oeil en biais. « La raison de votre venue, Mademoiselle ? » Elle ne s'est pas décomposée, a soutenu le regard. « Je suis “escort”. » Ils ont nonchalamment tourné une page, puis refermé le document avant de le lui tendre avec un sourire. « Bienvenue en Suisse, Mademoiselle. J'espère que les affaires seront bonnes. »

Anastasia est parisienne. Elle fait partie des récentes recrues de la plus grande maison close de Genève, le Venusia. A sa tête, une compatriote, fille d'un docker de La Rochelle, que ses « filles » surnomment « Madame Lisa », par déférence. Laquelle a bourlingué. Un mariage raté qui la pousse dans la rue, puis dans les bras d'un client suisse devenu son amant puis son mari, il y a dix-huit ans.
Elle ouvre son salon en 2003. Deux étages et onze chambres aux ambiances exotiques, « pour ne pas lasser le client ». On peut s'étreindre sur un lit à baldaquin, un pick-up américain ou dans un Jacuzzi tamisé. Soixante-dix prostituées se relaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. « Un bordel qui tourne comme un moulin », se réjouit-elle. Car des filles comme Anastasia, elle en voit des dizaines.


« ARRIVÉE MASSIVE DE FRANÇAISES »

Depuis quelques mois, sa boîte électronique déborde de demandes de casting émanant de jeunes Françaises éreintées par la crise, ou qui craignent un cadre légal de plus en plus répressif à leur égard, après le vote en décembre par l'Assemblée nationale de la loi qui pénalise les clients de prostituées.

« Je ne prends plus que des blondes entre 18 et 25 ans ». Ces deux dernières semaines, vingt nouvelles Françaises ont fait leurs débuts au Venusia et le rythme ne cesse de s'accélérer. « C'est une arrivée massive. Il y a quatre ans, chez moi, moins d'une fille sur cinq était française. Il y a deux ans, on est passé à une fille sur trois. Depuis le début de l'hiver, nous sommes à 70 %. La loi pour la pénalisation des clients les fait fuir. Elles se réfugient chez moi. »

Dans le 20e arrondissement de Paris, la chambre d'Anastasia jouxte celles de sa petite soeur et de son grand frère. Elle vit encore chez sa mère, une Marocaine très pieuse qui ignore que, chaque week-end, sa fille prend le TGV pour aller vendre son corps à Genève. Elle a commencé en 2011, à 18 ans, alors qu'elle préparait son bac. Sur les conseils et accompagnée d'une amie qui la voyait « galérer financièrement », elle maraudait dans les bars et les lobbies d'hôtel pour aguicher des clients âgés, les « michetonner ». Se faire payer des repas, des vêtements, en promettant une contrepartie sexuelle, toujours suggérée, jamais offerte. Après les cours, les chambres d'hôtel ; cinq fois par semaine, parfois hors de Paris pour éviter les connaissances.

« Au bout d'une année, mon amie s'est rangée, me suppliant de faire de même, pour mes études. Je ne l'ai pas écoutée et j'ai décroché mon bac avec mention. »

Mais les contrôles de police se font de plus en plus fréquents. Elle change de métier, essaye la garde d'enfants, trois jours par semaine, en plus d'une licence en économie et finance qu'elle commence en septembre 2013. Deux cents euros par mois, à peine de quoi payer son pass Navigo et son forfait téléphonique. Au hasard d'une recherche sur Internet, elle tombe sur les sites de salons d'escort genevois. Quelques essais infructueux plus tard, le Venusia lui ouvre ses portes.


« IL VAUT MIEUX REJOINDRE UN BORDEL EN SUISSE »

« Les Françaises, c'est un phénomène que nous avons observé dès 2003, après le passage de la loi Sarkozy pénalisant le racolage passif, soutient Michel Felix de Vidas, chargé de communication à l'Aspasie, association genevoise de défense des droits des prostituées. Depuis quelques mois, les agences d'escort et les salons nous confirment une forte augmentation du nombre de Françaises. Le phénomène va s'autoréguler, car le marché n'est pas extensible et les places de travail sont comptées. »*

Lire notre synthèse : Sanctionner les clients de prostituées : qui est pour, qui est contre ?

Surtout, le phénomène va se heurter au résultat de la votation, dimanche 9 février, des Suisses contre l'« immigration de masse ». « Faire la navette entre la France et la Suisse sera plus compliqué, voire impossible pour les filles », estime Madame Lisa. « Je vais être obligée de m'appuyer sur les Suissesses ou les étrangères établies en Suisse pour fonctionner, regrette-t-elle. Je pense même qu'à terme, il me faudra une deuxième secrétaire pour gérer les questions relatives aux permis de travail. »

Lire notre décryptage : En Suisse, comment s'appliquera l'initiative sur l'immigration ?

Avec plus de mille prostituées en activité, 130 salons, 40 agences d'escort, Genève est victime de sa bonne santé économique dans une Europe en crise. Le Syndicat des travailleurs et travailleuses du sexe (STTS) a voulu introduire des quotas de prostituées étrangères, avant d'y renoncer.

« Le chômage et la pauvreté atteignent des niveaux historiques dans leur pays, ce qui pousse les filles à s'exiler et accepter n'importe quelle pratique », affirme Angelina, représentante du STTS. Un constat partagé côté français par Thierry Schaffauser, un des fondateurs du Syndicat du travail sexuel (Strass). « Même si la loi pour la pénalisation des clients n'est pas encore définitivement adoptée, car elle doit encore passer au Sénat, sa médiatisation a de l'impact.

Quoi qu'il en soit, les conditions de travail en France sont mauvaises. En tant que prostituée, on ne peut pas s'associer ou louer un appartement. On ne peut pas travailler en intérieur, sauf si on est propriétaire. Quand on exerce dans les cages d'escalier, les bois ou des camionnettes, il vaut mieux rejoindre un bordel en Suisse. »


ESPAGNE, BELGIQUE ET SUISSE

Les bois et les camionnettes, Julie les connaît bien. Ce soir, elle défile pour la première fois devant les clients du Venusia. C'est sa nouvelle vie. Pas meilleure, non, « mais plus sûre que de devoir faire ça contre un arbre », dit-elle. Souvenir lancinant d'un cycle infernal. « Un client, on se déshabille, cinq minutes, l'argent, on se rhabille, une voiture s'arrête, au suivant. Le bois de Boulogne, c'est une usine à ciel ouvert. »

Un soir de juillet 2013, alors qu'elle n'exerce que depuis un mois, elle est déjà considérée comme une concurrente à déloger. « Une fille s'est approchée de moi avec un couteau. Heureusement, un client effaré m'a ouvert la portière de sa voiture et on a démarré en trombe. »

Elle ne s'est jamais plus prostituée en France, préférant une Suisse « où l'on n'est pas obligé d'entrer en clandestinité et de risquer sa vie, lance-t-elle. Ce ne sont pas les prostituées ni leurs clients qu'il faut accuser, mais les réseaux qui nous salissent. La loi devrait se battre pour les filles forcées. Je ne suis pas une fille forcée. C'est un choix. Et ce choix ne fait pas de moi une personne dégueulasse ni un objet sexuel. Cette loi ne nous reconnaît même pas le statut d'être humain. »

Grégoire Théry, secrétaire général du mouvement du Nid, partisans de la pénalisation du client, ne s'étonne qu'à moitié de ce phénomène d'exode. « L'objectif de la loi est d'attaquer frontalement l'attractivité de la prostitution. Je pense que, dans un premier temps, cela va entraîner un déplacement du phénomène prostitutionnel vers les pays voisins, l'Espagne, la Belgique et la Suisse. »

A terme, l'association espère un effet domino sur les pays voisins. « Les personnes qui veulent s'en sortir en France seront accompagnées et soutenues, ce qui n'est pas le cas en Suisse, dit-il. Celles qui partiront à l'étranger devront assumer ce projet de vie. »


« JE VOULAIS CHANGER DE PAYS, DE CONTINENT, DE VIE »

Assumer, Julie ne fait que ça. Entre la France et la Suisse, elle devra désormais faire un choix, tout comme elle en a fait un lorsqu'elle a eu besoin d'argent pour financer son loyer et ses études de comptabilité. Ce ne fut pas une décision facile que de poster une première annonce sur un site érotique. Le lendemain matin, à l'école, tout le monde la dévisageait. Des ricanements, des gestes obscènes. « C'est combien la pipe ? », lui demandent des garçons, en pouffant. « 20 euros, c'est bon ou pas ? » Un élève de sa classe avait vu l'annonce et l'avait fait tourner dans toute l'école. « Traverser la cour ne m'a jamais paru aussi long. » Vers midi, elle décide de ne plus jamais retourner en cours. « Je suis restée enfermée chez moi, noyée dans la honte. Je voulais changer de pays, de continent, de vie. »

Lire nos témoignages : Suisse : « Je me sens mal aimé des deux côtés de la frontière »

C'est chose faite aujourd'hui. Pas la chrysalide espérée, mais une double vie. « La France, c'est ma maison, et la Suisse, mon travail. Je suis à cheval sur la frontière. D'un côté, c'est Julie la prostituée, et de l'autre, mon identité intime, intouchable. »

Au Venusia, la sonnette retentit. Les filles s'alignent devant le client, assis confortablement dans la salle d'attente. Il en choisira une. Ce sera Anastasia qui devra, pour une vingtaine de minutes, reposer ses livres d'économie-finance qu'elle révise en prévision des partiels. Dans trois ans, si tout se passe bien, elle aura décroché un master 2 en finance. En attendant, elle arrondit ses fins de mois entre Genève, New York et Dubaï où elle voyage aux bras de banquiers opulents. Avec eux, elle discute économie, teste ses connaissances. Mais ne sollicitera aucun secours, aucun piston. Elle souhaite « réussir toute seule ».

A chaque fois qu'elle traverse l'austère quartier des banques de Genève pour se rendre au Venusia, elle entretient son rêve. Un jour, elle le sait, son trajet s'arrêtera à ce quartier, dans un bureau d'analyse financière. Alors, au souvenir des douaniers, elle répondra peut-être, la tête haute : « Oui, cette fois, les affaires ont été bonnes. »


Matteo Maillard (Le Monde académie, Genève, envoyé spécial)
Journaliste au Monde